Jean-Claude Michéa : l'extension périphérique du domaine idéologique du capital


Ce livre est de nature à éclairer les ressorts sous-jacents du tsunami électoral et politique que nous vivons. A partir de son expérience d'ex-métropolitain, à Montpellier, volontairement quitté en 2016, pour un petit village des Landes, le philosophe Jean-Claude Michèa analyse les réalités de la France périphérique où il vit désormais. Et c'est un tour d'horizon critique de pleine actualité qu'il opère.

Son livre montre que la France périurbanisée, et même rurale, est en réalité devenue une "Extension du domaine du capital" (titre) en son stade actuel, globalisé, financiarisé et numérisé. C'est l'achèvement de la "Révolution urbaine" anticipée par Henri Lefebvre en 1970. Plus rien à voir avec la "ruralité" fantasmée depuis Vichy, aussi bien par le RN que les "néo-ruraux" de tous poils.

La structure particulière du livre - deux gros entretiens (2021 dans Landemains et 2023 dans L'inspiration politique), encadrant 36 chapitres de "notes et sous-notes", offre un large aperçu des questionnements philosophiques, culturels et politiques contemporains, et autorise un parcours de lecture ciblé et personnalisé.

Du point de vue qui est le nôtre - géographe, en périurbain nantais depuis 1978 - ce livre est d'abord un plaidoyer pour les thèses du géographe Christophe Guilluy. Il en dénonce le rejet, la méconnaissance et l'ostracisme qu'il a subi de la part de toute l'intelligentsia académique et médiatique depuis sa parution de 2014. Alors que les faits n'ont cessé depuis de lui donner raison : Gilets jaunes en 2019, scrutins de 2024. Dix ans après, son sous-titre : "comment on a sacrifié les couches populaires", interroge plus que jamais.

Il est ensuite, reprenant les titres d'un autre géographe, Guillaume Faburel, une critique étayée de "l'indécence urbaine" (2023) des "métropoles barbares" (2019).

Il est enfin une dénonciation du "colonialisme métropolitain", celui des néo-ruraux, contra-gentrificateurs bobos qui entendent régenter les idées, la culture et les conduites des autochtones, natifs du cru ou couches populaires reléguées de la métropolisation.

Au total, une synthèse plus qu'utile, et d'une extrême actualité.

Quelques extraits choisis

Extrait 1 page 49 

En choisissant de rompre avec le mode de vie métropolitain pour m'installer dans un petit village landais qui, à l'image de la plupart des communes qui l'entourent, n'abritent plus depuis longtemps déjà le moindre commerce ou le moindre café, j'avais deux objectifs en tête. D'une part découvrir enfin de mes propres yeux cette France où vit de nos jours la plus grande partie des classes populaires mais qui - du fait qu'elle se situe au plus loin des grandes métropoles et de leurs proches banlieues - reste donc massivement méconnue du monde intellectuel, artistique et médiatique dominant. Il suffit ici de se remémorer la pluie de critiques "universitaires" aussitôt relayée avec complaisance par les facts checkers autoproclamés du Monde et de Libération qui s'est immédiatement abattue sur Christophe Guilluy, dès qu'il a commencé introduire le concept de France périphérique et à remettre en question le dogme central de la nouvelle sociologie de "gauche" - si rassurant idéologiquement pour les intellectuels métropolitains - selon lequel ces territoires éloignés seraient en réalité essentiellement peuplé de petits-bourgeois blancs "pavillonnaires" et de retraités aisés. Ce qui impliquait donc, au passage, pour qu'une telle découverte puisse réellement avoir lieu, que nous n'arrivions pas ici ma femme et moi en colons métropolitains.

Extrait 2 page 51 

Sans compter (car une chose est de savoir de façon abstraite et académique et une autre de l'avoir quotidiennement sous les yeux) que le fait  de vivre au milieu de gens qui doivent le plus souvent se débrouiller avec moins de 800 € par mois - tout en étant par ailleurs dans la plupart des cas des modèles de générosité et de common decency - vous conduit forcément à porter sur la véritable nature de la société libérale moderne un regard très différent de celui qui s'impose de lui-même quand on vit à Paris, Lyon ou Bordeaux et qu'on ne connait donc essentiellement le monde des classes populaires qu'à travers le prisme déformant de l'industrie médiatique et du monde intellectuel.

Extrait 3 page 57

Il est vrai que le fait qu'aucun des "sociologues" attitrés de la gauche bourgeoise (un quasi pléonasme aujourd'hui) n'ai su voir venir venir, même de très loin, le mouvement des Gilets jaunes (il suffit de relire la prose "scientifique" dont ils inondaient jusqu'au dernier moment leurs différents médias "de référence") constitue sans doute l'une des meilleures confirmations possibles des thèses de Christophe Guilluy) sur l'existence d'une France populaire rendue médiatiquement invisible. Alors qu'elle continue pourtant de regrouper la grande majorité des classes laborieuses. Voilà qui en dit long sur cette invraisemblable ethnocentrisme métropolitain qui définit depuis le milieu des années 1980, l'arrière-plan idéologique constant de la sociologie dominante et donc aussi, par ricochet, du monde médiatique officiel et de ses évangélistes à temps plein.
 

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