Le Nordeste brésilien

Extrait de "Identités et territorialités dans le Nordeste brésilien" (1998), Jean-Yves Martin.

Trop souvent encore, l’image de la région du Nordeste brésilien "se résume en général à l’équation : Nordeste = Sertão = Sécheresse = Famine" (S.Brunel, 1986).

Avec cette identité encore très largement admise de région durement stigmatisée par les sécheresses et le sous-développement, il est vrai que le Nordeste n’a jamais cessé d’être considéré comme une "région-laboratoire" où  se concentrent un large éventail de problèmes territoriaux et socio-spatiaux. Ainsi, comme le souligne  le géographe K.E.Weeb : "le Nord-Est du Brésil est un laboratoire idéal pour tous ceux qui étudient les relations homme-pays et leurs problèmes" (K.E.Weeb,1974). C’est sans doute la raison pour laquelle, dit-il, "la région exerce une fascination toute particulière sur beaucoup de chercheurs sociaux qui s’y rendent pour déballer leur équipement d’outils conceptuels, espérant les appliquer à un ou plusieurs de la myriade des problèmes qui s’y posent". Pourtant, ajoute-t-il, "s’il est probable que l’on a écrit sur le Nord-Est du Brésil plus que sur n’importe quelle région de ce pays", il n’en reste pas moins que "malgré le grand et profond intérêt que l’on a porté à cette région si caractéristique de contrastes, celle-ci reste aujourd’hui l’une des parties les moins comprises du territoire national". Beaucoup de travail reste donc à faire à son propos.
Soulignant une seconde particularité, Josué de Castro, - surtout connu pour sa "Géographie de la faim" - a publié à l’époque du coup d’Etat militaire de 1964  un ouvrage intitulé significativement : “une zone explosive: le Nordeste du Brésil” (J. de Castro,1965). Il y développait, disait-il, "une tentative d’interprétation de la région du Nordeste brésilien, considérée comme l’une des zones explosives de notre monde, c’est-à-dire, comme une zone où les tensions sociales se rapprochent de la limite du tolérable - frontières où les conflits latents entrent en combustion violente et peuvent provoquer l’explosion sociale". Mais, remarquait-il aussi, dans le Nordeste cette tension sociale "n’a jamais été rationnellement canalisée en direction de la révolution". Jusqu’à présent, soulignait-il enfin, "elle a été stimulée parfois comme instrument de démagogie politique ou comme arme pour la lutte d’un groupe de puissants contre un autre groupe de puissants, mais presque jamais en tant que force authentique de libération par l’explosion populaire".
Le Nordeste présente donc la caractéristique d’être une région où, malgré les occultations et les répressions, les tensions socio-spatiales ont toujours été fortes. Cette mise en échec systématique des couches populaires témoigne, jusqu’à présent, de l’insuffisance de leur autonomie et ainsi que d'une  marginalisation identitaire soigneusement opérée. Ces caractéristiques appartiendraient-elles seulement au passé ? Sans doute que non, et Raymond Pébayle continue aujourd’hui de penser que le Nordeste, région "traditionnellement lésée par un des régimes fonciers les plus injustes du monde et par l’égoïsme des classes possédantes", reste bien cette zone explosive où, dit-il, "l’heure de la révolte a déjà sonné à plusieurs reprises" (R.Pébayle,1989) et où, selon lui, "l’affrontement avec les seigneurs fonciers traditionnels apparaît inévitable" (Pébayle,1992). Le Nordeste, en tant que région au sein de la fédération brésilienne, a donc fait de longue date l’objet d’interrogations dont il redit également ainsi l’enjeu : "est-il cette terre qu’on se plaît à dépeindre comme une "épave"? Ou est-il encore un vaisseau au bord de la mutinerie contre des officiers paranoïaques qui épuisent leur équipage, polluent l’environnement et corrompent ceux qui voudraient éviter sa course folle vers l’explosion sociale ?" (R.Pébayle, 1996). 
Hervé Théry - l’un des plus connus des géographes ²brésilianistes² français, et dont l’ouvrage sur le Brésil fait toujours autorité - s’est d’abord plus particulièrement consacré, à propos du Nordeste, aux problèmes d’aménagement hydrauliques [açudagem] contre la sécheresse, notamment dans la vallée du fleuve São-Francisco (Théry,1978). Il a été conduit, au fil de ses publications, à mettre progressivement l’accent sur les inerties de l’histoire héritées de l’époque du Nordeste sucrier, sur l’échec relatif du  planejamento, sur les causes sociales des disparités régionales et sur les problèmes du manque de démocratie dans le traitement des questions régionales.
Pour lui, le Nordeste est "une des régions les plus originales du Brésil, une des plus complexes" aussi. Assurément dit-il, "dans ce pays dont l’histoire est courte, le Nordeste est le seul endroit où on sente, pour le pire et le meilleur, une certaine profondeur historique".  C’est, il est vrai, "le creuset de la plus originale culture brésilienne"(Théry, 1991). Economiquement, estime-t-il, "ce centre du premier Brésil, celui du cycle du sucre, ne s’est jamais remis de la décadence de cette production". C’est un ancien "centre" devenu une "périphérie", car c’est "autour de la production du sucre et des activités auxiliaires (cultures vivrières, élevage) que s’était édifié un complexe économique et territorial". L’organisation de l’espace, mise en place à l’époque sucrière, "s’est inscrite dans un milieu naturel qui a commandé certaines localisations et renforcé le contraste entre la côte et l’intérieur. L’opposition est nette entre la région littorale, densément peuplée et pourvue des plus grosses agglomérations urbaines, et le sertão, impropre à supporter une charge humaine abondante. Il en est de même de l’activité économique. L’intérieur se prête à une mise en valeur extensive alors que le littoral, concentrant les principales fonctions productives, a fixé la croissance de ces dernières décennies. Un triple gradient, bioclimatique, démographique et économique, fournit donc la clé de l’identification d’unités sous-régionales et de leurs relations". C’est donc là l’origine du maintien du triptyque  zona da mata - agreste - sertão. L’approche de la région apparaît donc ici à la fois rétrospective et quelque peu déterministe.
Mais il lui faut aussi admettre que "plus d’un siècle de tentatives de développement n’ont guère fait progresser la “question” du Nordeste qui reste entière". H.Théry souligne volontiers que cette région "reste incontestablement la région-problème du Brésil". Il dit volontiers qu'elle est  une "région-épave", et "la plus pauvre du Brésil". Faisant allusion, lui aussi, à l’ouvrage de Josué de Castro, il admet également que "le Nordeste est toujours une région explosive". C’est là, en effet, que "l’économie se montre la plus vulnérable devant les aléas naturels" - il veut parler de la seca - et "que les questions sociales se posent avec le plus d’acuité". Car il évoque ainsi, pour finir, les origines socio-politiques de la stagnation de la région : "même relégués au second plan de l’économie nationale, les notables du Nordeste ont pu garder le contrôle étroit de la région faute de contrepoids. Les structures économiques et sociales mises en place à l’apogée du cycle de sucre ont donc survécu et contribué à empêcher une reconversion de plus en plus nécessaire à mesure que la population augmentait". Il y a donc eu blocage de la part de l’élite régionale, finalement plus soucieuse de garder ses privilèges que de promouvoir un véritable développement régional.
Dans le prolongement de cette dernière constatation il devient donc évident, notamment pour M. de Andrade, que "les destins du Nordeste et du Brésil dépendent d’un certain nombre de réformes de base qui obligeraient le groupe dominant - soit 20 à 30 % de la population - à accepter une distribution plus juste du revenu national et une véritable accession de la majorité à des conditions raisonnables d’habitat, d’alimentation, de santé et d’éducation. Or, aujourd’hui, ces conditions ont tendance à se réduire au fur et à mesure que le Brésil se modernise". Ainsi, "les problèmes du Nordeste ne seront pas résolus tant qu’une série de problèmes brésiliens n’auront pas été eux-mêmes abordés. Le Nordeste n’est pas une tumeur, un point de misère à extraire, mais un espace moins développé qui affronte avec le plus de difficultés les problèmes nationaux » (M.C. De ANDRADE, 1996). Alors que l’intérêt des médias et le regard des observateurs semblent désormais se tourner plus volontiers vers la région de l’Amazonie, il n’en reste pas moins qu’avec "les ressources et les cadres techniques dont il dispose, le Nordeste peut transformer l’actuelle modernisation, injuste et douloureuse, de ses structures, en une véritable modernité pour tous, à conditions que disparaisse l’égoïsme d’une classe dirigeante non seulement nordestine, mais aussi brésilienne en général ; une modernité qui doit éliminer la misère et protéger l’environnement". 
Aborder le Nordeste en sortant des schémas habituels constitue donc finalement aujourd’hui un véritable défi que les géographes brésiliens eux-mêmes cherchent à mieux cerner. L’un d’entre eux l’exprimait ainsi récemment :
« Le Nordeste est sans aucun doute une région qui pose certaines difficultés quand l’objectif est de l’interpréter et de l’analyser en ayant en vue le planejamento, la justice et la citoyenneté. Sa présence constante dans les manchettes sensationnalistes des journaux, qui décrivent les effets pervers des longues périodes d’étiage, les pillages, le fléau qui pousse un peuple souffrant à abandonner le sertão en direction des villes, se mélange avec d’innombrables reportages qui enregistrent, entre autres  informations, la croissance accélérée du tourisme et de la prostitution infantile dans les régions métropolitaines, spécialement à Recife et Fortaleza. Sous une forme ou sous une autre, la région est toujours à l’ordre du jour" (J.B.DA SILVA, 1995).

S’impose donc désormais une image plus complexe du Nordeste qui ne peut plus être uniquement celle d’une région régulièrement frappée par les conséquences de la seca. Dès lors, face à ces réalités nouvelles, "interpréter le Nordeste" devient pour des géographes désormais davantage soucieux de spatialité, de dynamique spatiale, un “grand défi” qu’il leur est cependant difficile de relever parce qu’ils se heurtent justement alors sans arrêt à un obstacle difficile à franchir. Celui de :

"cette image figée du Nordeste, fruit d’une forte influence déterministe, où les éléments du cadre naturel assument un rôle prépondérant dans l’explication de la réalité de la Région. Elle est si forte, si solide que, dans beaucoup de cas, elle s’oppose aux concepts, aux théories et aux méthodologies capables d’expliquer de façon moderne la dynamique spatiale. Le Nordeste se présente encore pour la majorité de ses analystes, comme une donnée et non pas comme une réalité qui se construit et se modifie quotidiennement" (Idem).

Ainsi pour aborder, à nouveaux frais géographiques, les problèmes socio-territoriaux urgents posés au Nordeste, il y a donc manifestement un effort tout particulier à faire pour s’extraire des ornières bien tracées d’une certaine manière traditionnelle d’aborder et d’exprimer la géographie nordestine. On ne peut le faire que de manière critique et , pensons-nous avec Sylvie Brunel, en partant du constat suivant :

"Le Nordeste n’est pas cette région aride, en proie à la famine et irrémédiablement arriérée que présente le discours politique tenu par les responsables régionaux. Un discours qui leur permet de légitimer leur appel constant aux subsides fédéraux et la perpétuation d’une situation sociale et économique archaïque. Un discours qui a été largement relayé par tous ceux qui, en Occident et au Brésil même, ont fait de ce Nordeste un cheval de bataille parce qu’ils y voyaient le symbole “vivant” des méfaits de la colonisation et du capitalisme sauvage. Pourtant, il faut en finir avec les caricatures qui font obstacle à la recherche de solutions efficaces. Le Nordeste n’est pas cette “région-épave” trop souvent décrite. Si les pénuries alimentaires existent toujours, notamment au moment des sécheresses ou dans les bidonvilles, les grandes famines ont disparu depuis près d’un siècle. De graves problèmes existent certes mais ils ne sont pas réductibles à la mauvaise situation de la structure foncière et, encore moins, aux difficultés liées au milieu naturel. La sécheresse n’a des conséquences que parce que l’économie est fragile, que les réponses apportées aux difficultés du Nordeste depuis un siècle ont été bien souvent inadaptées, que la région a de belles potentialités de développement qui n’ont pas été exploitées jusqu’à présent" (S.Brunel , 1986).

Aborder d’une telle manière critique les divers discours à propos du Nordeste est, en effet, une nécessité dès lors que nous considérons ainsi que loin d’être une région-conservatoire uniquement héritière d’un passé socio-historique désormais révolu, elle est plutôt une région où s’expriment avec une grande netteté, les tendances socio-spatiales les plus actuelles d’une certaine “modernité”.

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